Entre 1969 et 1982, Artavazd Pelechian réalise une série de quatre films majeurs, courts ou moyens métrages à la facture unique, constitués d’images documentaires. Prenant appui sur des thèmes universels qui sondent la destinée humaine, tels que la naissance, l’exil ou le cosmos, chacun de ses films témoigne de la croyance d’Artavazd Pelechian en un langage propre au cinéma.
Archives ou prises de vues réelles tournées par le cinéaste, les images qu’il rassemble pour ses films sont retravaillées et montées ensemble pour aboutir à de véritables poèmes visuels. Considéré comme l’un des rares cinéastes à avoir inventé un langage cinématographique propre, il élabore et met en pratique à cette époque une théorie du montage qu’il nomme le « montage à distance », ou « à contrepoint ». Ses films se distinguent par ailleurs par son utilisation inédite de la musique composée et plus généralement du son comme éléments dynamiques du montage, au même titre que les images.
Parallèlement à la réalisation de ses projets personnels, Artavazd Pelechian a collaboré, souvent en tant que scénariste, à plusieurs autres projets de film. En 1979 notamment, à la demande du cinéaste Andreï Kontchalovski, il réalise une séquence de montage d’images d’archives pour son film La Sibériade.
À l’occasion de l’exposition Artavazd Pelechian, La Nature présentée à la Fondation Cartier, le cinéaste français Leos Carax révèle dans le quotidien Libération l’immense admiration qu’il porte à Artavazd Pelechian et à son œuvre découverte au début des années 80 alors qu’il faisait lui-même son entrée dans le monde du cinéma. Il témoigne : « Le monde de Pelechian ne m’a depuis jamais quitté. Comme un pays d’enfance. »
Leos Carax in Libération, 24-25 octobre 2020.
FILMOGRAPHIE
1964 | La Patrouille de la montagne
1966 | La Terre des hommes
1967 | Au début
1969 | Nous
1970 | Les Habitants
1975 | Les Saisons
1982 | Notre Siècle
1992 | Fin
1993 | Vie
2020 | La Nature
Au cours de l’entretien vidéo qui suit, Jean-Michel Frodon décrit l’originalité fondamentale du cinéma d’Artavazd Pelechian. Jean-Michel Frodon est journaliste, critique, enseignant et historien du cinéma, ancien responsable de la rubrique cinéma du Monde. Il a également dirigé la rédaction des Cahiers du cinéma. Il est actuellement membre du comité pédagogique de SPEAP, programme d’expérimentation en arts et politique, au sein de l’Institut d’études politiques de Paris.
Entretien avec Jean-Michel Frodon, 2020.
1969 : Nous
Մենք | Мы
Film 35 mm, noir et blanc, 26 min, Arménie / URSS
Hommage vibrant au peuple arménien, Nous met en images l’exil, les retrouvailles, la ferveur collective, les destructions et reconstructions, évocateurs des soubresauts de l’histoire de l’Arménie. Avec ce film, Artavazd Pelechian explore pour la première fois le « montage à distance ».
Galerie d’images
Artavazd Pelechian : Nous (1969) extrait.
Première présentation d’un film du cinéaste hors d’URSS, Nous est projeté en 1970 au festival international du film court d’Oberhausen en Allemagne. Il y est récompensé par le premier prix du jury.
Certificat officiel du premier prix du jury attribué au film Nous d’Artavazd Pelechian, Festival d’Oberhausen, 1970.
• LE MONTAGE À DISTANCE
En présence de deux plans importants, porteurs de sens, je m’efforce non pas de les rapprocher, ni de les confronter, mais plutôt de créer une distance entre eux. L’expression du sens acquiert alors une portée bien plus forte et plus profonde que par collage direct et la capacité informative prend des proportions colossales. C’est ce type de montage que je nomme “montage à distance”.Artavazd Pelechian, « Moyo Kino » [Mon cinéma], 1988, Éditions Sovetakan Grogh
Entretien avec Thomas Delamarre, 2020.
Sa pratique du montage cinématographique échappe aux règles classiques du montage, élaborées par les pionniers du cinéma dans les premières décennies du xxe siècle, comme notamment Sergueï Eisenstein en URSS, George Méliès en France ou D.W. Griffith aux États-Unis. Là où le montage classique avait tendance à coller ensemble deux images signifiantes entre elles, Artavazd Pelechian va au contraire s’attacher à les éloigner, par l’entremise d’autres images et sons, afin d’accentuer l’écho qu’elles auront l’une avec l’autre. Le montage à distance s’organise ainsi en un jeu de répétitions et d’infimes variations de motifs visuels et sonores. Il expose cette méthode scrupuleuse de montage dans un texte théorique fameux, « Le montage à contrepoint ou la théorie de la distance », écrit au début des années 70 et publié dans un recueil de textes, paru en russe sous le titre Moyo Kino [Mon cinéma] en 1988.
Artavazd Pelechian, « Le montage à contrepoint, ou la théorie de la distance », in Trafic, n°2, 1992, Éditions P.O.L. (et traduction anglaise).
Un film de Pelechian est construit à l’image du chapelet, une grosse perle séparant périodiquement des séries de perles plus petites. Les grosses perles sont les « séquences de soutien », les petites, qui se distribuent entre elles, les « séquences indépendantes ». Les séquences de soutien sont en nombre limité : deux, trois, quatre. Elles comptent peu de plans ; elles reprennent régulièrement quelques-uns des plans des séquences de soutien précédentes. Elles fonctionnent en refrain. Entre elles, les séquences indépendantes, parfois réduites à un unique plan, obéissent aux combinaisons les plus variées dont la loi générale est la rapidité unie à la répétition.
Barthélemy Amengual, « Sur cinq films d’Artavazd Pelechian », in Cahiers de la cinémathèque, n°67/68, décembre 1997.
1970 : Les Habitants
Բնիկներ | Обитатели
Film 35 mm, noir et blanc, 10 min, Biélorussie / URSS
Dans ce film pionnier, des hordes d’animaux sauvages, ces autres habitants de la planète, fuient une menace invisible, que le spectateur associe progressivement à l’emprise de l’homme sur la planète.
Galerie d’images
Artavazd Pelechian : Les Habitants (1970) extrait.
• LA MUSIQUE
Je pense qu’on peut entendre les images et voir le son.Artavazd Pelechian, Un langage d’avant Babel, conversation avec Jean-Luc Godard, in Le Monde, 1992.
L’écriture cinématographique d’Artavazd Pelechian, qui se passe de toute narration, associe subtilement, et en leur accordant la même importance, l’image et la bande sonore. Le choix des musiques utilisées par le cinéaste, méticuleux et éclectique, ne doit rien au hasard. Au fil de sa filmographie, il « invite » dans ses films des compositeurs aussi variés que Wolfgang Amadeus Mozart, Jean-Michel Jarre, Tigran Mansurian, Dmitri Chostakovitch, Antonio Vivaldi, Pink Floyd ou Tigran Hamasyan témoignant ainsi de son attrait pour la musique du passé comme pour celle de son époque. Les musiques et les matériaux sonores sont utilisés comme éléments déclencheurs du montage, au même titre que les images, au point que les commentaires sur son œuvre utilisent fréquemment une métaphore musicale, comparant ses films à de véritables symphonies.
Les films d’Artavazd Pelechian (1938) — tous en noir et blanc et sans paroles — relèvent autant de la composition musicale (thème et variations, leitmotiv, différence et répétition, tempo) que de la réalisation cinématographique. Ils fonctionnent comme une transposition visuelle du concerto ou de la symphonie et réservent ainsi au spectateur une expérience émotive unique, oubliée depuis les premiers temps du documentaire muet. Par l’usage syncopé du montage, la puissance poétique d’images récurrentes et la tension qu’il entretient dans le cadre et entre ses plans, Pelechian s’inscrit dans la lignée de L’Homme à la caméra de Dziga Vertov, tout en renouvelant la magie du montage par les puissances du son. Composer et monter la bande-image comme de la musique, faire pénétrer l’image dans le mouvement sonore envisagé comme symphonie et cacophonie de l’histoire naturelle humaine, c’est ce qu’a mis en œuvre Pelechian à travers ses sept courts-métrages, élaborant ainsi un style poétique unique.
François Niney, « Artavazd Pelechian ou la réalité démontée », in Le Cinéma arménien, 1993.
Au cours de l’entretien vidéo qui suit, Philippe Azoury partage ses réflexions sur le rôle de la musique dans l’œuvre d’Artavazd Pelechian. Philippe Azoury, journaliste et critique de cinéma et de musique, a collaboré aux rédactions des Cahiers du Cinéma, de Libération, des Inrockuptibles et de Vogue Paris. Il est actuellement rédacteur en chef culture du magazine Vanity Fair.
Entretien avec Philippe Azoury, 2020.
La musique dans l'œuvre d'Artavazd Pelechian
Retrouvez une sélection des pièces musicales choisies par Artavazd Pelechian pour ses films, en cliquant sur « Voir toutes les vidéos ».
1975 : Les Saisons
Տարվա եղանակները | Времена года
Film 35 mm, noir et blanc, 29 min, Arménie / URSS
Animé d’un souffle épique, Les Saisons met en scène la vie quotidienne d’une communauté de paysans arméniens, accordant leur rapport à la nature au rythme des saisons. Le film témoigne du rapport humble qu’ils entretiennent avec l’environnement naturel au sein duquel ils vivent et travaillent.
Depuis toujours, le tournage des Saisons suscite de nombreuses interrogations quant aux techniques utilisées pour réaliser certains plans particulièrement acrobatiques. À ce propos, voici tout ce que le cinéaste, avec une certaine malice, consent à dévoiler : « Dans Les Saisons, l’opérateur tenait la caméra et moi je tenais l’opérateur. »
Galerie d’images
Artavazd Pelechian : Les Saisons (1975) extrait.
Artavazd Pelechian sur le tournage des « Saisons », 1972-1975.
Nous et nos montagnes
En 1969, Artavazd Pelechian n’a pas seulement réalisé Nous. Fait exceptionnel, il a également joué dans un film du réalisateur arménien Henrik Malyan, Nous et nos montagnes, une comédie mettant en scène quatre bergers des hautes montagnes arméniennes. Dans ces images, on retrouve le personnage joué par Artavazd Pelechian évoluant dans un contexte très proche de celui du film Les Saisons, les deux films étant par ailleurs très différents dans leur traitement esthétique et narratif.
Galerie d’images
Extrait de « Nous et nos montagnes », un film d’Henrik Malyan, 1969.
1982 : Notre Siècle
Մեր դարը | Наш век
Film 35 mm, noir et blanc, 48 min (1982) / 30 min (1990), Arménie / URSS
Notre Siècle évoque la course aux étoiles dans laquelle se sont lancés au xxe siècle les États-Unis et l’URSS. L’utopie du rêve d’Icare s’y transforme en une course technologique effrénée.
Galerie d’images
Artavazd Pelechian : Notre Siècle (1982) extrait.
Artavazd Pelechian sur le tournage de « Notre Siècle », 1980-1982.
• LE COSMOS
Le sujet du film Notre Siècle témoigne de l’intérêt que porte Artavazd Pelechian lui-même à la compréhension des lois qui régissent le cosmos et de notre place dans ce vaste univers. Le cinéaste se passionne à ce point pour le sujet qu’il publie en 2015 un livre paru en russe sous le titre Moya vselennaya i yedinaya teoriya polya [Mon Univers et la théorie du champ unifié], dans lequel il explore les conceptions contemporaines des lois du cosmos en lien avec ses propres conceptions cinématographiques. Il fait ainsi écho à ce qu’il écrivait plusieurs décennies auparavant dans son texte « Le Montage à contrepoint » : « La méthode du montage à contrepoint franchit des limites au-delà desquelles nos conceptions et nos lois déterminant l’espace et le temps sont caduques et au-delà desquelles les uns, en naissant, ignorent qui ils tuent, les autres, en mourant, ignorent à qui ils donnent naissance. »