L’exposition s’ouvre sur une salle de bal réalisée par l’architecte bolivien d’origine Aymara Freddy Mamani. Il transpose en plein cœur de Paris l’iconographie géométrique et colorée de la culture Tiwanaku et l’esprit des fêtes populaires andines. Dans sa ville natale d’El Alto, ses bâtiments hauts en couleurs et insolites – qu’il qualifie de « néo-andins » – se distinguent des habituelles constructions en brique et des tons monotones des paysages de l’Altiplano. Leurs façades éclatantes reprennent le vocabulaire formel des cultures précolombiennes et amérindiennes, leurs couleurs vives sont inspirées des textiles et des costumes cérémoniaux Aymara. L’effet spectaculaire se poursuit à l’intérieur des édifices, où la profusion des motifs géométriques et la multiplication des colonnes richement décorées se mêlent aux lustres fantaisistes et aux lampes multicolores.
Dans la grande salle du rez-de-chaussée, les architectes paraguayens Solano Benítez et Gloria Cabral, lauréats du Lion d’or de la Biennale d’architecture de Venise en 2016, s’emparent de matériaux bruts pour concevoir une œuvre monumentale reposant sur le principe de répétition. Jeu de rythmes, de lumière et d’équilibre, cette installation formée de panneaux de briques brisées et de béton, assemblés à la façon d’un château de cartes, se déploie le long de la façade de la Fondation Cartier.
En regard de ce tour de force architectural, un ensemble exceptionnel de 22 sculptures délicates et aériennes de l’artiste vénézuélienne Gego est présenté. Réunies pour la première fois à Paris, nombre de ces œuvres font l’objet d’un prêt exceptionnel de la Fundación Museos Nacionales de Caracas. Figure majeure de l’art latino-américain, Gego s’est efforcée tout au long de sa carrière d’explorer les infinies possibilités qu’offre la ligne dans l’espace tridimensionnel. Le délicat maillage de ses sculptures revêt un caractère organique qui échappe à la rigueur formelle de l’abstraction géométrique. Gego tisse, plie et tord à la main le fil d’acier ou d’aluminium créant des formes irrégulières au sein desquelles la transparence devient un élément sculptural à part entière.
L’exploration des motifs géométriques constitue le trait commun des quelque 220 œuvres présentées à l’étage inférieur de la Fondation Cartier. L’œuvre Madera planos de color de Joaquín Torres García, mêlant influences précolombiennes et modernistes, introduit un parcours entre art ancien et art contemporain, entre art savant et art populaire. Les toiles emblématiques du mouvement Madí de l’Urugayen Carmelo Arden Quin ou les sculptures de la Brésilienne Lygia Clark trouvent ainsi un écho inattendu dans les photographies du Mexicain Lázaro Blanco ou dans les peintures de l’Argentin Guillermo Kuitca. Cette exposition met aussi en lumière des artistes longtemps oubliés: un ensemble de grandes toiles aux couleurs vibrantes de Carmen Herrera participe à la reconnaissance récente de cette pionnière du minimalisme cubain. Également peu connues hors du Brésil, les photographies des façades colorées des maisons du Nordeste brésilien d’Anna Mariani répondent aux peintures quasi-abstraites du Brésilien Alfredo Volpi.
Ces œuvres résonnent avec celles d’artistes qui puisent leur inspiration dans les formes et les motifs de l’art et de l’architecture précolombiens. Ainsi les photographies du Machu Picchu que le Péruvien Martín Chambi réalise dans les années 1920 attestent de la fascination exercée par cette cité récemment découverte et participent à la revalorisation d’un passé grandiose. Le photographe mexicain Pablo López Luz retrouve quant à lui des réminiscences de la culture Inca dans les constructions vernaculaires contemporaines.
L’exposition met aussi à l’honneur les motifs constituant l’alphabet de la géométrie indigène : des céramiques à la vannerie, des textiles à la peinture corporelle, ces formes se déclinent dans de multiples compositions et dans des styles propres à chaque culture. Présentées pour la première fois en Europe, de nombreuses œuvres des indiens Ishir (ou Chamacoco), vivant dans la région paraguayenne du Gran Chaco, évoquent leurs mythes et leurs rites sacrés. Les lignes et les triangles des dessins des Wauja côtoient les arabesques ondulantes de ceux des Kadiwéu [Caduveo], peuple vivant dans le Mato Grosso au Brésil, dont les peintures faciales ont fasciné Claude Lévi-Strauss. Leur répertoire formel si singulier est présent dans l’exposition tant dans les photographies de Guido Boggiani datant de la fin du xixesiècle que dans leurs productions contemporaines. Les plus grands photographes et artistes brésiliens se sont passionnés pour le langage complexe des indiens, à l’instar de Claudia Andujar et Miguel Rio Branco qui captent la pratique d’ornementation corporelle quotidienne des Kayapó, ou de Luiz Zerbini qui mêle dans ses toiles lumineuses portraits historiques et images de cérémonies amérindiennes. Ces œuvres contemporaines et ces objets rares invitent à une découverte sensible et immédiate d’anciennes traditions toujours perpétrées aujourd’hui.
Célébrant tour à tour l’art contemporain et les vestiges de civilisations anciennes, Géométries Sud nous mène, lors de ce voyage du Mexique à la Terre de Feu, vers d’éblouissantes découvertes colorées, graphiques et spirituelles. S’affranchissant des hiérarchies artistiques et faisant dialoguer tous les domaines de la création, l’exposition met ainsi à l’honneur les liens et correspondances visuels qui unissent artistes, peuples, cultures, rites et symboles.